La discussion du dimanche 24 septembre, animée par Yves C., a porté sur le thème

"Sommes-nous tous aliénés ?"

Invité à préciser le sens de sa question, la personne ayant proposé ce thème a commencé par faire référence aux discours que nous pouvions entendre chaque semaine autour de la table de notre café philo. Même lorsque ces discours ne se bornent pas simplement à reproduire des propos entendus à la télévision ou lus dans les journaux ou sur le web, il prennent souvent la forme de corpus structurés et quasiment préfabriqués. On peut reconnaître parmi nous les gens de gauche, les gens de droite, les croyants ou les non croyants par les discours plus ou moins structurés et convenus dont ils sont porteurs. Nous pourrions donc bien tous être aliénés, simples porteurs de discours que nous ne ferions que relayer sans qu'il nous soit même nécessaire de penser pour cela.

Sur la base de ce point de départ, les échanges suivants nous permettent de donner un contenu plus clair et plus précis à cette notion d'aliénation de la pensée telle qu'elle a été décrite par le premier intervenant. Être aliéné ce serait ainsi être soumis et être manipulés ou pour le moins extrêmement manipulables. Quelque chose nous manquerait et nous empêcherait de faire le tri entre les différentes idées auxquelles nous sommes exposés et de nous les approprier totalement.

Une participante entraîne alors, pour un temps, le débat dans un sens différent. Si nous sommes manipulés, ce serait par des politiciens qui sont "tous des clowns" (sic) et cette même participante de poursuivre en prenant à partie un récent manuel "d'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle" ("EVRAS" selon l'acronyme peu inspirant mis en vigueur par les autorités en charge de l'éducation). Selon elle, ce manuel, dont les médias ont beaucoup parlé aurait le tort d'exposer des enfants à des conceptions qu'elle estime dangereuses de la sexualité et des rapports de genre.

Face à de telles affirmations, plusieurs participants réagissent rappelant, par exemple qu'une éducation sexuelle sans tabous est la seule manière de permettre aux enfants de comprendre quels types de contacts physiques sont inacceptables. Loin de les exposer à des conceptions qui "feraient le jeu des pédophiles" comme l'affirmait la participante ayant introduit ce sujet dans la conversation, il s'agit, au contraire, de leur donner des armes pour se défendre contre les comportements inappropriés.

De même, sensibiliser des jeunes à la diversité des identités de genre a plutôt pour objet de promouvoir la compréhension et le respect mutuel (et donc de lutter contre le harcèlement et l'exclusion) que de pousser qui que ce soit à s'interroger de manière artificielle sur sa propre identité. 

Ce long détour par la question de l'éducation sexuelle nous conduit ensuite à recentrer le débat sur la possibilité d'une pensée qui serait pleinement autonome et ne s'enracinerait dans aucun "pré-acquis". Si nous pouvons penser, c'est forcément en nous appuyant sur une série d'idées de théories, de champs de recherche et de champs d'expression qui nous préexistent.

Il n'y a donc pas et il ne peut pas y avoir de pensée absolument libre. Une telle pensée ne pourrait être que stérile dans la mesure où elle n'aurait pas de'point d'appui sur lequel se développer.

Avec la question de la "culture" posée par une autre participante (notre monde aurait perdu la richesse culturelle qui était la nôtre à l'époque classique et nous serions donc moins bien armés que nos prédécesseurs pour développer une pensée libre et autonome) la question de ce que serait un "terreau culturel" idéal pour développer une pensée non aliénée est posée.

Si d'aucun mettent en avant la culture classique, d'autres comptent davantage sur l'attitude dite de "libre examen" pour remplir ce rôle.

L'hypothèse est posée que ce qui caractériserait un "terrain culturel idéal" pour limiter l'aliénation serait un certain équilibre entre un enracinement suffisamment fort pour que la personnalité puisse y trouver appui et une ouverture suffisante pour que des idées et des points de vues nouveaux puissent se développer et "dépasser" le cercle de ce qui est familier.

 

Dans la deuxième partie de la discussion certains participants tentent de déterminer ce que seraient les conditions pour trouver un socle de vérité suffisant pour pouvoir appuyer notre pensée sur quelque chose qui échapperait au risque de l'aliénation. Pour eux, la possibilité de pouvoir s'appuyer à un moment de sa réflexion sur une "vérité" scientifique plus ou moins bien démontrée de manière expérimentale pourrait remplir ce rôle. Il y aurait une possibilité de pensée non aliénée (ou moins aliénée) si nous pouvions nous appuyer sur de tels éléments de connaissances scientifiques.

D'autres participants font alors remarquer que les vérités scientifiques sont bien souvent temporaires (la gravitation selon Newton ou selon Einstein) ou probabilistes (l'efficacité d'un médicament ou l'innocuité d'un vaccin). Pourrions-nous vraiment nous appuyer sur de telles vérités si nous cherchons des certitudes "inaliénables" ?

C'est à ce point de la discussion que le politique revient au cœur de notre débat. Un autre participant rappelle que  nos discussions n'ont, la plupart du temps pas pour objet de déterminer ce qu'est le "vrai" mais s'interroger ce qu'est le "bon" ou le "bien".

Quelle conception de l'éducation sexuelle, par exemple est-elle bonne dans une société et à une époque déterminée? De telles questions ne se laissent pas réduire à un examen de type scientifique et c'est justement l'objet du politique et de l'éthique que de leur donner, d'un point de vue collectif, des réponses qui restent toujours à relire et à réexaminer.

C'est l'objet de la démocratie que de nous permettre de mettre de telles questions en débat plutôt que de les régler par la force et la violence.

Une autre manière d'échapper, un peu, à l'aliénation ?

 

 

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La discussion du dimanche 17 septembre était animée par Yves V. et avait pour objet :

"qu'est-ce qu'une dictature ?"

 

Pour aller plus loin:

- Un texte sur le rapport entre démocratie et dictature

- Une dictature peut-elle être constitutionnelle?

 

 

La discussion du dimanche 10 septembre, animée par Malik S. a porté sur la question

"Devrait on pouvoir porter des vêtements liés à une pratique religieuse dans les écoles ?"

 

Cette discussion, qui semblait inspirée par une nouvelle controverse sur ce sujet sensible dans un grand pays voisin du nôtre s'est heurtée d'emblée à la difficulté de s'entendre sur ce qu'était un habit lié à une pratique religieuse. Dit autrement si c'est l'objet foulard qui est en cause qu'est-ce qui permettrait de distinguer le foulard porté par une élève atteinte d'alopécie ou tout simplement coquette d'un foulard dit islamique, voire de considérer qu'il existe des raisons mixtes (à la fois esthétiques et religieuses) de porter le foulard. La situation est rapportée d'une jeune dame qui considérait que son foulard "la protégeait", cette vue des choses peut-elle vraiment être considérée comme "religieuse"?

En début de conversation, ce sont surtout des points de vues plus ou moins tranchés sur ce qu'est ou ce que devrait être la "laïcité" qui se sont fait entendre. Des positions fortes et des craintes aussi sur une possible islamisation (car c'est souvent d'islam qu'il s'agit quand on parle d'habits inspirés par la religion) du milieu scolaire par le truchement de pratiques vestimentaires. On a entendu, par exemple: "il est difficile d'échapper à la pression de l'islam quand il est présent tout autour de de vous sous la forme de vêtements très visibles."

Des positionnement forts d'attachement à une laïcité plus ou moins idéalisée sont fait entendre.

Pour un des participants il faut remonter jusqu'à la Renaissance pour trouver les racines de ce qui allait devenir la laïcité. Elle s'enracinerait dans un retour à la rationalité personnalisé par de grandes figures comme Bruno, Galilée ou Copernic et rendu possible par une redécouverte des textes des philosophes de l'Antiquité par l'intermédiaire des contacts plus nombreux avec des intellectuels issus du monde Arabe qui vont remettre en cause le monopole culturel de l'Eglise catholique.

Un autre participant insiste quant à lui sur le fait que si la Renaissance semble une hypothèse plausible pour situer la "préhistoire" de la laïcité, c'est davantage la violence des persécutions religieuses à cette époque (persécutions sous le régime espagnol en Belgique, Guerre de 30 ans, Saint Barthélémy) qui rendra nécessaire les édits de tolérance et autres accords ouvrant la porte au pluralisme religieux et, dans un deuxième temps à une "séparation de l'Eglise et de l'Etat" comme le dit l'expression consacrée.

La manière spécifique dont ces conflits entre confessions religieuses se sont déroulés en France et en Grande-Bretagne pourrait d'ailleurs expliquer les approches différentes des questions de diversité religieuse entre le monde francophone et le monde anglophone.

D'un côté, en France, la domination catholique n'a jamais été remise en question (et même le protestant Henri IV a dû se convertir pour coiffer la couronne) de l'autre, en Angleterre, des monarques de confession diverses se sont succédés et ont même assumé des fonctions religieuses simultanément dans des cultes divers (depuis plusieurs siècles le monarque britannique est ainsi par exemple chef de l'église anglicane mais aussi membre proéminent de l'Assemblée de l'Eglise presbytérienne écossaise). Il n'est donc pas étonnant que là où les Français chercheront à se libérer DE la religion (liée au souvenir de l'oppression du monarque catholique), les Anglais et, après eux, les Nord-Americains chercheront plutôt à se libérer DANS la religion (en défendant les libertés des différentes dénominations religieuses,)

On trouve au Royaume Uni des policiers portant hijab ou turban sikh sur leur uniforme sans que cela ne trouble qui que se soit.

Inévitablement, l'idée est aussi émise au cours du débat que certains vêtements d'inspiration religieuse puissent aussi être dévalorisants pour les femmes voire leur être imposés. Il est extrêmement difficile, quand de telles affirmations sont émises de démêler le vrai du faux. S'il est évident que les talibans d'Afghanistan imposent par la force le port de la burqa aux femmes, on hésitera davantage à affirmer sans prendre le temps de douter que les jeunes dames qui portent le hijab chez nous le font sous la contrainte.

On s'interroge aussi sur la notion de religion. La conception qui voudrait la réduire à la pratique d'un culte une fois par semaine (aller à la messe ou à l'office) est loin d'être là conception dominante dans le monde. En tant qu'ensemble de préceptes s'appliquant dans des situations quotidiennes (alimentation, rythme de la journée, vêtements, etc.) la religion déteint par définition sur la vie quotidienne de ceux qui s'y engagent.

Si tous les participants s'accordent sur un point, c'est celui d'admettre qu'une présence forte de la religion dans une institution scolaire peut être un facteur de tensions (y compris d'ailleurs parmi les croyants d'une même religion, si ceux-ci n'ont pas le même engagement dans leur foi.) Il peut donc être nécessaire de réglementer ce type de situation.

Une partie des participants se positionnent en faveur du système français d'intervention forte de l'Etat central. Leur argument est que les professeurs au niveau "local" de chaque école sont trop facilement l'objet de pressions voire de violences et qu'ils ont donc besoin d'une autorité supérieure pour les soutenir.

D'autres estiment au contraire que les situations locales peuvent varier et que par conséquent des réponses adaptées à des situations différentes sont plus indiquées. Pour eux la liberté doit prévaloir et une intervention publique ne prend de sens que si elle répond à une situation concrète de trouble qui empêche l'institution de mener son travail de manière paisible (il n'y a par exemple pas forcément lieu d'intervenir face à quelques comportements vestimentaires individuels, mais bien dans des cas de prosélytisme organisé ou si les comportements vestimentaires s'accompagnent d'une contestation du contenu des cours ou de pressions sur d'autres élèves.)

Le débat se termine donc, comme à l'accoutumée, par un questionnement qui reste ouvert.

 

Pour aller plus loin:

- Un entretien avec Jean Baubérot

- La laïcité dans l'enseignement supérieur : un article de 2015 dans Le Figaro

- Neutralité et laïcité ne sont pas synonymes : un article de V. de Coorebyter

 

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