Nos discussions précédentes:

 

 

La discussion du 3 septembre, animée par Yves Caelen a porté sur le sujet suivant:

Faut-il donner un sens à sa vie pour être heureux ?

 

Près de la moitié du temps de discussion a été consacrée à démêler la signification du mot "sens". Le sens de la vie, ça peut tout aussi bien etre la direction qu'elle prend ou qu'on lui donne que la signification dont on veut l'investir. 

Au fil du déploiement de la discussion, il est devenu assez clair que ceux d'entre nous pour qui "donner du sens à sa vie" avait de l'importance ne parlaient pas forcément de la même chose. Ce qui faisait pour certains allusion au grand projet de toute une existence, celui dont on pourrait dire "j'ai vécu pour ça" au jour de la mort, ne concernait pour d'autres que ces petites choses du quotidien : un sourire, une musique, une main tendue. Tout cela aussi pouvait donner du sens à la vie.

Quelle que soit la signification que l'on donne au "sens" (direction, engagement, signification,...) le sens peut aussi se vivre comme un héritage du passé (le sens qu'il y a à être une créature d'un dieu ou simplement le continuateur de l'aventure humaine) ou comme un appel vers le futur (les projets de fraternité ou de paix perpétuelle ou le rêve du grand soir). En plus du passé et du futur, le sens peut aussi s'inscrire dans l'instant présent :pourrions-nous simplement trouver du sens dans une disponibilité à ce qui se présente à nous.

Une des participantes, ayant été emprisonnée sous un régime dictatorial insiste alors sur le fait que la question du sens se pose en particulier lorsque notre vie est en danger. C'est dans de telles circonstances, pour pouvoir avancer et se sauver qu'il est essentiel de savoir vers où aller. 

Et si le sens avait, au fond, à voir avec la fuite?

Une des inflexions suivantes à la discussion est donnée par un intervenant qui mentionne que notre recherche de sens pourrait être liée à notre difficulté à trouver une place dans la société. Ce qui dans les sociétés traditionnelles ou chacun trouve sa place "organiquement", va de soi, se met à poser question dans notre monde marqué par une division mécanique ou quasi bureaucratique des rôles de chacun. Il s'agit de trouver sa "place" et le sens qui lui correspond sans qu'elle nous soit donnée d'avance.

A partir de cette réflexion la thématique d'une dimension sociale ou collective du sens commence à se développer. On ne trouve où on ne reçoit jamais de place que par rapport à des autres.

Même le "sens" en tant que signification n'émerge jamais qu'à partir du collectif. Ce n'est pas dans nos cerveaux que se trouvent le sens de nos mots et de nos phrases mais entre eux, dans les échanges linguistiques et leur contexte social. Utiliser tel ou tel mot ne prend de sens que dans des contextes précis et particuliers. Dire "enfant" en Europe occidentale au XXIe siècle, ce n'est pas la même chose que dire le même mot dans la Rome ancienne. 

La discussion se poursuit alors sur ce que la "recherche du sens" ou la "recherche du bonheur" telle que nous la vivons ou la questionnons aujourd'hui a de situé et de daté.

L'idéologie du développement personnel trouve sa naissance chez un certain nombre d'auteurs américains (Napoleon Hill, Dale Carnegie) prétendant nous apprendre à "faire des amis pour réussir dans la vie" (sic). Elle trouve elle-même ses racines dans la Déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique faisant du "droit à la poursuite du bonheur" le premier des droits humains.

 

La conversation se poursuit ensuite sur les expériences du bonheur de l'un ou l'autre participant. Qu'est-ce qui, au fond nous rend heureux, réellement?

 

La question est enfin posée de la légitimité qu'il y a à associer la capacité d'être heureux avec celle de chercher ou d'inventer du sens.

Le bonheur de mon chien qui me retrouve le matin doit-il être négligé du fait que cet animal ne conceptualise pas ses émotions et n'y cherche pas de "sens"?

Une participante se demande même si notre capacité conceptuelle ne pourrait pas être un obstacle au bonheur (en nous faisant penser face à une parfaite harmonie au présent que "cela ne durera pas" par exemple). Elle se demande si notre capacité à raisonner ne fait pas de l'homme un animal dépressif par nature.

 

En conclusion, nous constatons que certains d'entre nous trouvent le bonheur dans cette conviction que leur vie est inscrite dans un sens (qui leur est donné ou qu'ils se construisent).

Ce sont aussi les petites (ou pas si petites) choses de la vie qui font la substance de notre bonheur.

 

Le journaliste et écrivain Raoul Follereau, figure historique de la lutte contre la lèpre, racontait, dans un de ses récits qu'un seul des pensionnaires d'une léproserie qu'il avait visitée gardait le sourire et semblait aller mieux que tous les autres.

L'ayant observé discretement, une religieuse avait remarqué qu'il s'approchait chaque jour peu après midi du mur extérieur et que, à cet endroit, une petite tête apparaissait et le regardait un long moment en souriant.

Ayant observé cette scène qui se reproduisait jour après jour, elle se sentit autorisée à poser la question du sens de ce "rituel" à son patient pour s'entendre répondre : c'est ma femme qui vient me voir chaque jour, grâce à elle, je sais que je suis vivant.

Et si pour être heureux nous n'avions besoin d'autre "sens" que celui qui se devine par un regard ou un sourire?

 

 

EXTRAIT :

 

« Une léproserie... Au sens le plus navrant, le plus odieux du terme... Des hommes qui ne font rien, auxquels on ne fait rien et qui tournent en rond dans leur cour, dans leur cage... Des hommes seuls. Pis : abandonnés. Pour qui tout est déjà silence et nuit.
L'un d'eux pourtant - un seul - a gardé les yeux clairs. Il sait sourire et, lorsqu'on lui offre quelque chose, dire merci. L'un d'eux - un seul - est demeuré un homme.

La religieuse voulut connaître la cause de ce miracle. Ce qui le retenait à la vie... Elle le surveilla. Et elle vit que chaque jour, par-dessus le mur si haut, si dur, un visage apparaissait. Un petit bout de visage de femme, gros comme le poing, et qui souriait. L'homme était là, attendant de recevoir ce sourire, le pain de sa force et de son espoir... Il souriait à son tour et le visage disparaissait. Alors, il recommençait son attente jusqu'au lendemain.

Lorsque le missionnaire les surprit « C'est ma femme », dit-il simplement. Et après un silence : « Avant que je vienne ici, elle m'a soigné en cachette. Avec tout ce qu'elle a pu trouver. Un féticheur lui avait fourni une pommade. Elle m'en enduisait chaque jour la figure... sauf un petit coin. Juste assez pour y poser ses lèvres... Mais ce fut en vain. Alors on m'a ramassé. Mais elle m'a suivi. Et lorsque chaque jour je la vois, je sais par elle que je suis vivant... ».

Raoul Follereau, La seule vérité c'est d'aimer, Ed. Flammarion

 

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La discussion du 27 août, animée par Yves Verniers a porté sur le thème:

Quel rôle pourrait avoir l'être humain dans un monde dominé par l'intelligence artificielle

 

Pour aller plus loin:

- Intelligence artificielle contre intelligence humaine (Université de Genève)

- L'asservissement par l'intelligence artificielle (Eric Sadin)

- L'intelligence artificielle n'existe pas (Luc Julia)

 

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Discussion du dimanche 20 août 2023

"Sommes-nous en train de transgresser ou de défier les lois de la nature humaine ?"

Animateur: Yves Caelen

 

Quelques moments intéressants de la conversation

A partir des explications données par la personne ayant proposé la question, c'est essentiellement la question du transsexualisme qui servira de point de départ à nos discussions. Cette participante se demande à quel point, en particulier, la chirurgie et l'hormonothérapie à des fins de réattribution sexuelle pourrait constituer "une transgression ou un défi aux lois de la nature humaine".

 

Dès que le sujet est posé, des voix s'élèvent pour questionner la notion de "lois de la nature" (a fortiori quand la nature dont on parle est la "nature humaine"). L'emploi du terme "lois" pour désigner des constantes dans les phénomènes physiques ou biologiques ("lois de la gravitation", "lois de la génétique de Mendel",...) crée en effet des confusions. On ne doit pas confondre ces "lois" avec des lois morales ou judiciaires que l'on pourrait transgresser.

Faire voler un avion, par exemple, ce n'est pas "transgresser" la loi de la gravitation ni l'ignorer, mais, bien au contraire, la prendre en compte pour être en mesure de lui opposer une force de sens contraire qui permet de prendre son envol.

Des "constantes", que l'on peut appeler "lois" semblent bien exister en matière de reproduction des mammifères. L'une de ces "constantes" semble notamment être que (sous réserve d'une intervention technico-médicale) seule la rencontre d'un gamète (cellule reproductrice dont le noyau ne contient qu'un seul chromosome de chaque paire) mâle et d'un gamète femelle, autrement dit un spermatozoïde et un ovule, puisse donner lieu à fécondation. En aucun cas cette "constante" ne saurait être considérée comme une loi juridique ou morale que l'on pourrait transgresser.

Mieux encore, ce qu'on considère comme une "loi" ou une "constante" naturelle est susceptible de changer avec le développement des connaissances scientifiques. Ainsi, les lois par lesquelles Galilée, Newton ou Einstein expliquent la gravitation ne sont pas les mêmes. Les "lois" de la nature ne sont pas fixées de manière immuable mais voient parfois leurs énoncés changer avec le développement de la recherche.

Quant à l'idée d'une "nature humaine" elle fait l'objet de controverses encore plus profondes.

L'idée que l'on puisse "transgresser" des lois de la nature et, a fortiori, des lois de la nature humaine semble donc n'avoir que peu de sens.

 

S'ensuit une discussion intéressante sur l'existence ou non de formes de transsexualisme "dans la nature", c'est à dire chez les animaux. Cette discussion permet de clarifier un certain nombre de concepts. Le fait que certains animaux montrent des comportements d'attraction envers des animaux du même sexe, changent naturellement de sexe ou possèdent les attributs des deux sexes (hermaphroditisme chez les poissons ou les mollusques en particulier) relève du fait biologique et ne saurait concerner ce qu'on appelle le transsexualisme chez les êtres humains.

Le transsexualisme relève en effet d'une part du langage et de la symbolisation (le concept "d'identité de genre" semble en effet peu transposable chez des animaux dépourvus de langage) et, d'autre part et dans certains cas, de la mise en oeuvre de procédés techniques (psychothérapie, chirurgie, hormonologie) dont l'usage semble bien réservé aux humains. Il y a une différence de nature entre hermaphroditisme et transsexualisme.

Il n'en reste pas moins que l'hermaphroditisme (un phénomène fréquent dans la nature) peut contribuer à démontrer que rien dans l'ordre naturel ne semble pousser à conclure que les catégories qui relèvent du "sexe" aient vocation a avoir une signification purement étanche et "dualiste".

A partir de là, la discussion s'oriente vers l'idée que sans être une "transgression" de supposées "lois de la nature humaine", le transsexualisme (qui est, pour la circonstance rattachée aux multiples formes du "transhumanisme" - l'idée de modifier l'espèce humaine dans l'objectif de "l'améliorer") pourrait néanmoins être un "défi" à la manière dont fonctionne la nature, à savoir, une modification par la volonté humaine de la manière dont la nature fonctionne lorsqu'elle est laissée à elle-même.

 

Nous nous éloignons alors de la question du transsexualisme et une référence est faite avec l'introduction de nouvelles espèces pour changer les équilibres naturels (par exemple l'introduction de coccinelles d'Asie pour lutter contre les pucerons) avec des conséquences qu'il est difficile de prévoir et qui peuvent être dangereuses.

Modifier le fonctionnement "spontané" de la nature est cependant la chose la plus commune qui soit pour l'espèce humaine et on peut remonter à l'invention de l'agriculture (avec la mise en place notamment de monocultures ou la création de nouvelles espèces par croisements dès la plus haute antiquité, voire la préhistoire) pour en trouver des exemples convaincants.

Si on admet que l'homme ait une nature, une des constantes de celle-ci  pourrait bien être de défier la nature. Ce n'est pas sans raison que le mythe de Prométhée est un des plus connus. 

 

La question de l'eugénisme fait inévitablement surface dans le cours de la discussion. Est-il "bon" ou "juste" d'améliorer l'espèce humaine, de sélectionner les individus les moins à même de développer certaines maladies ?

L'exemple de la drépanocytose (une maladie grave d'origine génétique qui touche de nombreuses population d'Afrique subsaharienne) est cité par une participante. La mutation qui provoque la drépanocytose protège aussi du paludisme. Dans ce cas, la maladie est aussi un facteur de protection... c'est ce qui explique probablement en termes de "sélection naturelle" son développement. Il y a des avantages "sélectifs" à en être porteur.   Faut-il contrer la maladie en pratiquant des diagnostics avant la naissance ?  Le diagnostic prénatal, est-il rappelé, est une pratique déjà généralisée pour d'autres maladies.

Mais au-delà de la prévention des maladies ? Qu'en est-il de la possibilité de permettre des choix purement esthétiques voire liés à des capacités physiques ou intellectuelles ? Et au-delà du simple diagnostic, peut-on admettre des interventions directes sur le génome ? La question des interventions "techniques" sur le devenir de l'être humain ouvre des questionnements éthiques d'une profondeur insondable.

 

C'est sur la question des fondements de la morale que la discussion se termine. La question du transsexualisme ne pouvant manifestement pas être posée en termes de "lois naturelles", ce sont bien les catégories de la morale qui doivent être interrogées. Certains intervenants insistent à ce sujet sur la prééminence que devrait avoir, selon eux, un droit individuel au bonheur ou, du moins, à la recherche du bonheur (si des gens se sentent mieux dans telle ou telle identité sexuelle, de quel droit pourrions nous les priver de leur liberté à rechercher le bonheur ?).  Nous reconnaissons-là les premiers mots de la déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique (1776) qui est le premier texte à avoir donné une telle importance au droit à "la recherche du bonheur".  Plutôt qu'à une attaque aux lois de la nature ne sommes nous pas confrontés à une mutation des fondements de la morale, mettant désormais bien souvent en avant un droit personnel à la recherche du bonheur ?

Il est intéressant de noter qu'une telle conception morale (la mise en avant du droit à la recherche du bonheur personnel comme principe de décision éthique de premier plan) se rattache davantage à une conception déontologique de la morale (morale basée sur la nécessité de suivre des principes fixés à l'avance - dans ce cas le droit de chacun à poursuivre son bonheur personnel) qu'à une conception consequentialiste ou utilitariste (selon laquelle est moral ce qui contribue le plus au bonheur "général" dans la société). Se pourrait-il que la morale du désir et de l'accomplissement personnel qui a pris de l'importance dans nos sociétés soit plus proche de la pensée de Kant (ou plutôt d'une espèce de post-kantisme naïf qui tiendrait pour acquis que la règle d'accomplissement de soi puisse tenir lieu de maxime universelle) que de celle de Bentham? Ici aussi c'est une autre question profonde qui se trouve ouverte.

C'est sur ce point, le temps disponible étant épuisé, que notre conversation prend fin.

Une fois de plus, la discussion du Café Philo Rencontres & Progrès ne nous conduit pas (et c'est très bien) à une conclusion claire et unanime mais nous permet de déplier ensemble la complexité d'une question dont les conclusions ne vont pas de soi.

 

Nous nous serons au moins accordés sur la fragilité de l'idée selon laquelle l'ordre sexuel "traditionnel" puisse prendre appui sur de soi-disant "lois de la nature".

 

Pour aller plus loin:

- transsexualisme: histoire et définitions d'un mot

- le point de vue d'un psychologue clinicien

- les personnes intersexuées et leurs droits

- la notion de "loi de la nature" peut-elle avoir un sens ?

 

 

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Discussion du dimanche 13 août 2023

"Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde" (Albert Camus)

Animateur: Yves Verniers

Pour aller plus loin: 

 

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Discussion du 6 août 2023: "Les bébés sont-ils à leur naissance comme des pages blanches ?"

 

Discussion du 30 juillet 2023: "Les lois de la société sont plus fortes que les volontés des hommes." (Benjamin Constant, Adolphe)

 

Discussion du 23 juillet 2023: "Le manque de sécurité nous empêche-t-il de sortir de notre zone de confort ?"

 

Discussion du 16 juillet 2023: "Quelles sont les causes et les impacts des violences urbaines ?"

 

Discussion du 9 juillet 2023: "Que nous dit le regard que nous portons sur le monde ?"

 

Discussion du 2 juillet 2023: "Qu'est-ce que le sacré ?"